Le Djihadisme et Les Femmes : un Pavé en Plus Dans la Mare de la «djihadologie»?

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Fernando Aguiar
SENIOR ADVISOR ON CONFLICT AND EU FOREIGN AFFAIRS

A l’occasion de la rentrée des Jeudis de l’Institut du Monde Arabe, le Brussels International Center était à Paris pour suivre une conférence organisée autour de la publication du dernier livre de F. Benslama et de F. Khosrokhavar, Le Djihadisme des femmes, Pourquoi ont-elles choisi Daech ? (Seuil). L’un est sociologue, l’autre est psychanalyste. Tous deux ont beaucoup écrit déjà sur la question de la radicalisation et proposent aujourd’hui une analyse conjointe sous un angle original.

Le Brussels International Center a lancé dès le mois de Juin un projet de recherche sur la question de la radicalisation sous la perspective du genre. Ce sujet, peu traité par la littérature scientifique, a donc suscité notre intérêt. Mais c’est bien le truchement de ces deux disciplines que sont la psychanalyse et la sociologie qui peut étonner au départ.

A l’heure des débats, des controverses sur le sujet délicat de la radicalisation et du terrorisme ; à l’heure où les « experts » s’accumulent sur les plateaux télés, où les interviews se multiplient dans les colonnes de journaux, Le Jihadisme des Femmes apparaît comme une voix dissonante face la « Djihadologie » comme aime à le dire F. Benslama.

S’insérer dans un débat rythmé et défini par la complexité

Au-delà de l’aspect baroque de cette association pour signer un livre à quatre mains, on note d’abord certaines convergences entre les deux auteurs. Il y a bien sûr cette même volonté de s’unir face aux simplifications outrancières devenues aujourd’hui courantes dans un monde de plus en plus complexe.

Il faut en effet se méfier des magiciens du réel qui voudraient vous faire croire qu’il existe « un profil type ». S’il existait d’ailleurs un profil type, nous pourrions tous être rassurés. Le mot « profil » a envahi le champ médiatique ces dernières années. Serait-ce le résultat d’une influence indirecte des séries policières, ou des réseaux sociaux comme le suggère avec humour F. Benslema ?

Il existe plutôt une diversité de profils, que l’on peut éventuellement tenter de catégoriser. Mais là encore, la tâche n’est pas si facile. Quoi qu’il en soit, réduire la nature humaine à quelques traits s’avère inutile pour penser sa réalité. C’est même parfois dangereux. D’où, sans doute, l’apport de la psychanalyse. Comme le dit F. Benslama, quand on tente de penser le jihadisme, il y a une grande part de subjectivation, et donc de rapport à l’inconscient, d’éléments reconstruits qui entrent dans un type d’imaginaire. Un bon nombre des enquêtés, représentatifs du nombre de jeunes femmes converties, n’ont, par exemple, que très peu, voire pas du tout, de culture islamique solide.

A contrario, de plus en plus de jeunes filles parmi les converties sont de bonnes élèves avec un certain niveau d’études. C’est alors, on le comprend, un phénomène à étudier avec la plus grande des précautions. Mais aussi, il faut le souligner, un phénomène qui nécessite, pour l’appréhender, une certaine distance critique. Autrement dit : en introduisant cette idée qu’il n’existe pas une seule catégorie, mais une pléthore de dynamiques et de parcours différents, on écarte les sur-simplifications mais on éloigne par la même toute clé de compréhension directe et évidente.

La difficulté est alors de comprendre. Comprendre dans un monde qui va vite et où il est difficile de prendre le temps face à l’acharnement des terroristes qui ne laissent aucun répit. Comprendre pour tenter d’expliquer et non pour justifier. La philosophie de ces deux intellectuels nous a beaucoup touché au BIC, puisqu’elle revient humblement, comme nous tentons de le faire, à ouvrir une porte vers autrui afin de pouvoir aider à une atténuation de la violence. En faisant cet exercice de distanciation, on se retrouve bien évidemment fort dépourvu. On voudrait avoir une explication, savoir quoi penser, quoi dire quand on veut répondre à la question du pourquoi : pourquoi ces femmes sont-elles parties faire le Jihad ?

Psychanalyse et sociologie : deux bêtes noires dans le champ des études sur la radicalisation et le terrorisme ?

C’est S. Freud qui s’assoit dans le canapé d’E. Durkheim. Puis les rôles s’inversent. Parfois les deux discutent et trouvent un terrain d’entente. Parfois ils s’écharpent, et c’est pour le mieux. F. Benslama et F.Khosrokhavar ont donné l’impression de se présenter – en héraut de leur domaine respectif – comme « deux bêtes noires » dans une sorte de « totalitarisme des disciplines » qu’ils fustigent volontiers au passage.

Mais l’apport de ce dialogue est très heuristique. Quand deux personnes différentes travaillent ensemble et croisent leur vision, on assiste à une rupture intéressante du point de vue épistémologique.

Cela permet alors l’ouverture d’un dialogue interdisciplinaire. Ce qui est plutôt le bienvenu dans un paysage saturé et concurrentiel comme le domaine de l’analyse sur le contre-terrorisme. L’autre élément que salue le BIC et auquel nous sommes également attachés, est l’importance de l’assise empirique. Ce livre n’est pas purement théorique. Il s’appuie sur des histoires personnelles, ce qui permet la mise en place d’un va-et-vient constant entre l’individu et la société (au sens de construit social). Et c’est là l’originalité des auteurs qui ne s’en cachent pas : selon eux, il n’y a pas « de facteur social » qui puisse « expliquer que quelqu’un s’engage pour le Jihad », en soi. Les paramètres que l’on retrouve bien souvent dans de nombreuses études et que l’on désigne dans le champ, de push et pull factors, sont propres à des millions de personnes.

Leur volonté est donc de ramener, et c’est inévitable, à une vision autour de facteurs, mais d’en dégager les ressorts. D’approcher les choses du point de vue des acteurs et de les approcher de l’intérieur. Au fond, et c’est ce qui peut faire grincer des dents, le passage à l’acte est, et demeurera à jamais, un mystère. On touche là sans doute à la limite des sciences sociales, mais aussi à l’essence même de la vie humaine : il n’y a pas de déterminisme sur ces questions là.

Et c’est en cela que les sociologues doivent envier parfois les physiciens et les chimistes devant le caractère difficilement appréhendable de leur objet d’étude. Il y a bien sûr certains facteurs qui permettent de mieux comprendre les choses, il y a certaines « affinités électives »[1], mais il n’y a pas de recettes miracles.

Un jihadisme au féminin, mais un jihadisme sans genre

Nous avons tenté de comprendre la position des deux auteurs sur le genre en présentant la démarche du BIC qui consiste à utiliser la théorie du genre pour la confronter à l’étude du terrorisme et de la radicalisation. Pour F. Benslama, ces jeunes femmes sont, à y regarder de plus près, contre la problématique qu’a ouvert le genre. Cette théorie a en effet permis d’avancer qu’il y a une part importante de déterminisme social et non naturel des identités sexuelles – ce que l’Etat islamique abhorre et rejette fondamentalement.

Le Jihadisme des femmes, explore le jihadisme au féminin mais non pas le jihadisme sous la perspective du genre. Il y est question par exemple, dans une des catégories d’engagements définis, du « désir paradoxal d’affirmer une féminité soumise », ce qui reviendrait à une sorte de féminité inversée. A cela s’ajoutent de nombreux cas de femmes qui veulent combattre. Cela leur est bien évidemment impossible : si les femmes se mettaient en effet à combattre, les hommes perdraient leur emprise dans la mesure où cette inversion des rôles renverserait les normes.

Ce qui est frappant, c’est cette espèce de subversion opérée de manière séculaire. Beaucoup des femmes qui partent veulent s’émanciper de l’émancipation féminine, très paradoxalement. Cette idée d’émancipation, héritée de Mai 68, leur est parfois insupportable puisque dans leur vision du monde, elle va à l’encontre de la nature même de la femme. C’est, en quelque sorte, à leurs yeux, un signe de perversion de la nature féminine.

On revient donc à une idée bien normée et plus rigide des rôles et de la question du genre, dans la mesure où il existe pour ces personnes une nature masculine et une nature féminine. Le modèle est parfois inversé de manière générationnelle. Dans les enquêtés, on voit que certaines mères de ces jeunes filles incarnent l’image de ces mères émancipées qu’elles rejettent. La réponse de ces jeunes femmes ou de ces femmes est alors de quitter ce modèle de l’émancipation en le rejetant. Ce dernier représente un poids psychologique lourd, difficile à assumer, et souvent aliénant.

Le modèle inverse, par une subversion qui peut nous sembler perverse, est alors jugé plus à même d’apporter une forme d’épanouissement. Cette « servitude volontaire »[2], pour reprendre les mots d’un La Boétie, devient le signe d’une forme d’étrillage de la capacité « utopique du féminisme » comme l’explique F. Khoroskhavar. Le féminisme a en effet bouleversé le XXème siècle et continue de le faire en questionnant la famille et les rapports entre hommes et femmes. Les gains en terme de libertés individuelles des dernières années ont alors créé chez ces individus un sentiment de perte de sens et de repères.

L’Etat islamique et son système, conscient de ce tournant, semble exploiter ces failles en proposant un modèle avec une dichotomie très claire basée sur le sexe.

Une perte de sens

Ces jeunes filles deviennent alors des « progénitures du féminisme » en ce qu’elles intériorisent un certain nombre de valeurs et de normes sans jamais complètement y souscrire. Cette idée de défiance se retrouve dans le désir de transgression de l’espace publique.

C’est un phénomène que l’on a pu observer dans la tentative déjouée d’un attentat en septembre 2016, lorsque trois femmes tentèrent de commettre une attaque à Notre-Dame avec une voiture remplie de bonbonnes de gaz. Les deux auteurs évoquent l’idée d’une « fatigue d’être soi » dans des sociétés où la liberté devient, ironiquement, une pesanteur, un fardeau. C’est l’idée que soutenait Ehrenberg dans sa théorisation du positif se transmuant en négatif[3]. Le mouvement de ces femmes aurait alors connu une inversion après Mai 68 : on serait passés du « faites l’amour pas la guerre » au « faites la guerre, pas l’amour ».

C’est, d’une certaine manière, l’accomplissement d’une société néo-patriarcale repensée à l’aune d’une centralité autour d’un Père qui serait celui d’une communauté entière (la néo-Ummah). En définitive, les deux intellectuels soutiennent l’idée selon laquelle le djihad au féminin serait une réaction aux « promesses non tenues de la laïcité, du féminisme et de la République ». L’augmentation du nombre de femmes françaises et européennes partant pour faire le djihad, correspondrait à une phase caractérisée par l’absence de mouvements sociétaux qui seraient progressistes, au profit de mouvements de régression, comme certaines formes de populismes. En combattant le sacré sous toutes ses formes, on arriverait à un contexte où le religieux est apprivoisé pour se muer en ensauvagement.

Pour conclure, cette analyse, sous l’œil d’un psychanalyste comme Fethi Benslama, rejoint la thèse freudienne sur la civilisation[4], qui consiste à dire que plus cette dernière avance, plus elle demande de sacrifices, ce qui expliquerait pourquoi les individus finiraient par se retourner contre elle. En conclusion le BIC invite à lire ce livre pour son aspect novateur. D’abord du fait de l’originalité du point de vue de ses auteurs. Et ensuite pour son objet d’étude, trop peu discuté : les femmes et la radicalisation.