La Tunisie sous la IIIème République

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Yasmine Akrimi
NORTH AFRICA ANALYST
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INTRODUCTION

La IIIème République fait écho au nouvel ordre politique établi par le Président tunisien Kais Saied depuis la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, qui avait fait basculer la Tunisie d’une démocratie en crise vers un régime d’exception. Deux ans après la proclamation de ce régime qui a permis au Président d’avoir la mainmise sur le pouvoir décisionnel politique, l’architecture de la IIIème République façonnée par la conception que se fait Kais Saied du pouvoir politique, de la société et des libertés individuelles est bien établie. Avec une constitution votée en 2022 lui accordant les pleins pouvoirs face à des « fonctions » législative et judiciaire affaiblies et morcelées, une opposition politique fragmentée et judiciairement harcelée, une société civile menacée de dissolution, et des gouvernés désabusés par l’échec de la classe politique postrévolutionnaire à résoudre les causes socio-économiques de la révolution de 2011, la « transition démocratique tunisienne » paraît désormais comme un lointain souvenir.

La mise en place de la IIIème République intervient dans un contexte de crise économique qui prend des proportions inquiétantes, aggravé par un environnement régional et international morose qui accroit la crise multidimensionnelle tunisienne et isole la Tunisie dans le concert de la communauté internationale. Tandis que les Tunisiens s’apprêtent à voter aux élections locales le 24 décembre 2023, première étape de l’entreprise de « renversement de la pyramide du pouvoir » » du Président Saied, les contours de la refonte du système de gouvernance s’éclaircissent, ce à quoi sera consacrée la première partie de ce travail intitulée « Les piliers de la IIIème République saedienne ». Analyse y sera faite de l’avènement d’un ordre constitutionnel présidentialiste qui introduit la possibilité d’une influence plus grande de la référence religieuse dans la chose publique. Sera examinée, par  la suite, la tendance à l’amendement de lois existantes, et la publication de décrets présidentiels dans le but de restreindre les libertés individuelles et collectives.

Dans la deuxième partie, nous nous intéresserons aux fondements de la légitimité politique du Président tunisien, entre formations politiques partisanes qui défendent son projet et une opposition désunie, sans réel projet alternatif, portant le stigmate de l’échec de la transition 2011 2021 et subissant la répression des appareils policier et judiciaire. Dans la troisième partie, il s’agira de comprendre les contradictions de l’économie politique tunisienne entre la vision souverainiste du président se basant sur les « entreprises communautaires », une lutte désorganisée contre la spéculation et la volonté de récupérer les fonds détournés par l’ancien régime, et la politique libérale de l’ex-gouvernement Bouden qui s’est concentré sur la négociation d’un prêt (impliquant une politique d’austérité) avec le Fonds monétaire international (FMI), institution critiquée par Kais Saied. La quatrième et dernière partie appréhendera la doctrine et les nouvelles orientations de la politique étrangère saedienne.

I. LES PILIERS DE LA IIIÈME RÉPUBLIQUE

La IIIème République a établi une nouvelle architecture politico-institutionnelle opposée à l’ordre démocratique issu de la révolution de 2011. Elle repose sur trois piliers : la constitution présidentialiste de 2022, un corpus juridique restrictif des libertés, et une ambition de renverser la pyramide du pouvoir, ce que le Président Kais appelle « la démocratie par la base ».

A. La nouvelle constitution de 2022

Le 25 juillet 2022, le « Oui » l’a remporté au référendum sur le projet de nouvelle constitution soumis par le Président Kais Saied, un an après le coup d’État1 lors duquel il a limogé le Chef de gouvernement Hichem Mechichi, suspendu, puis dissous, le Parlement présidé par le chef du parti Islamo-conservateur Ennahdha, Rached Ghannouchi, et adopté une série de mesures lui permettant de gouverner par décrets. La nouvelle constitution a mis fin à ce qu’on avait coutume d’appeler  le processus de démocratisation post-2011, durant lequel un projet de démocratie parlementaire et décentralisée évoluait dans la douleur. Elle a surtout consacré un nouveau régime politique caractérisé par la prépondérance de la fonction présidentielle au détriment d’un Parlement et d’organes juridictionnels vulnérables.

La IIIème République de Kais Saied rappelle celle de 1959 mise en place par Habib Bourguiba, alors fort de son rôle dans l’indépendance du pays. Contrairement à la constitution de 2014 qui fut le fruit d’un large consensus mené par le « quartet du dialogue national », détenteur du prix Nobel de la paix de 2015, celle de 2022 est l’aboutissement d’un processus décidé et mené unilatéralement par Kais Saied, après une consultation nationale en ligne dont le déroulement, le taux de participation et les résultats furent vivement contestés.

1. Le caractère présidentialiste du régime

S’il ne faut retenir qu’une chose de l’essence de la nouvelle constitution tunisienne, c’est bien le pouvoir hypertrophié qu’elle accorde au Chef de l’État. En effet, aucun semblant d’équilibre entre les pouvoirs n’y figure, laissant libre arbitre à un président s’étant arrogé les pleins pouvoirs tout  en n’étant responsable ni politiquement ni pénalement. Des pouvoirs désormais inscrits comme « fonctions ». L’état d’exception mis en place par Saied à la suite de son coup de force de juillet 2021 a été constitutionnalisé.

La constitution de 2022 combine les éléments qui, dans les régimes présidentiel et parlementaire, renforcent les prérogatives du président de la République. Celui-ci peut décréter l’état d’exception avec mise en vigueur immédiate, sans contrôle préalable de la Cour constitutionnelle. Cette dernière n’existe d’ailleurs toujours pas, bien que critiquer l’incapacité de l’ancien Parlement à la mettre en place fut parmi les principaux arguments de Kais Saied afin de dépeindre le système
parlementaire d’avant 2021 comme inefficace et non-démocratique. En avril 2021, le Président a  d’ailleurs refusé de promulguer une loi organique relative à la mise en place de la Cour, arguant que les délais ont été dépassés.

Appréhendé comme la source de tous les maux de la Tunisie post-2011, le pouvoir législatif a été dépossédé de ses prérogatives. Sans surprise, la nouvelle constitution ne mentionne nullement l’opposition parlementaire, au contraire de celle de 2014 qui lui garantissait « la représentativité adéquate et effective dans tous les organes de l’Assemblée ainsi que dans ses activités internes et externes ». De plus, un projet de loi peut être soumis à un référendum constitutionnel ou législatif, sans passer par le Parlement, désormais bicaméral et fragile, puisque les représentants du peuple peuvent être révoqués après un an de mandat. Il suffit pour cela qu’un dixième du corps  électoral d’une circonscription se mobilise. Point de discorde lors de la précédente législature, l’immunité accordée aux députés est aujourd’hui relative et ne concerne pas les « infractions d’injure, de diffamation et d’échange de violences commises à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Assemblée. [Le représentant] n’en bénéficie pas également au cas où il entrave le fonctionnement régulier de l’Assemblée.»

Le gouvernement est quant à lui exclusivement responsable devant le Président de la République, comme dispose l’article 112. Une motion de censure parlementaire contre l’exécutif est théoriquement possible, encore faut-il qu’elle obtienne les voix des deux-tiers des membres des deux chambres, chose très difficile, étant 
donné que le Conseil national des régions et des districts  n’a toujours pas été mis en place. Le contrôle parlementaire, quand il est possible, s’opère ainsi sur l’exécution des activités gouvernementales, et non pas sur leur fond.

D’ailleurs, tout au long du mandat de l’ex-cheffe de gouvernement, Najla Bouden, nommée en octobre 2021 et assumant de facto le rôle d’une sorte de Secrétaire-en-chef à la Présidence, aucune réelle supervision du travail gouvernemental de la part du parlement ne fût amorcée. Quand tentative de contrôle il y a, comme celle relative à l’initiative des présidents de six groupes parlementaires concernant l’aggravation de la détérioration du pouvoir d’achat des Tunisiens et le
déséquilibre des finances de l’État, la critique des députés ne porte quasi jamais sur les décisions  du Chef de l’État, mais sur les actions du gouvernement, comme si celui-ci agissait de manière autonome.

Concernant la magistrature, Kais Saied avait déjà donné le ton en juin 2022, un mois avant le référendum sur la nouvelle constitution, en limogeant 57 juges qu’il accusait de corruption. En février de la même année, il a dissous le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), remplacé par un conseil provisoire mais qui ne dispose plus de l’exclusivité de décider du sort de la profession. Les juges révoqués par décret présidentiel deux ans plus tôt n’ont d’ailleurs pas été inclus dans le
mouvement des magistrats, paru fin août 2023, en dépit de la décision du Tribunal administratif en  faveur de 49 d’entre eux, qui a ordonné un sursis d’exécution de la décision de révocation.

Le mouvement des magistrats semble également avoir servi de prétexte au Président afin de
sanctionner des juges opposés à sa politique, comme c’est le cas de Raoudha Karafi, présidente  honoraire de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), non seulement qui a été mutée à quelques années de la retraite mais également rétrogradée. L’AMT s’était par exemple vivement opposée à la décision de révocation des 57 juges, appelant à une grève, à des sit-in ouverts et à ne pas candidater aux postes judiciaires pour remplacer les magistrats révoqués, ainsi qu’aux instances régionales relevant de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Cette mainmise sur le pouvoir judiciaire s’est concrétisée dans la nouvelle constitution qui a consacré la nomination des juges par le président sur proposition du CSM. Des observateurs y ont vu une instrumentalisation politique du pouvoir judiciaire, en avançant pour preuve l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre des avocates Islem Hamza et Dalila Msadek, membres de la défense des détenus dans l’affaire du complot contre la sûreté de l’État. Elles sont accusées d’imputation de faits non avérés à un fonctionnaire et de révélations sur une enquête en cours.

Le mode de désignation des personnes devant siéger à la Cour constitutionnelle est également problématique. Les neufs membres seront des juges, dont six n’ayant aucune connaissance particulière de la matière constitutionnelle (juges judiciaires et juges ayant siégé à la Cour des comptes). Tous seront nommés par décret présidentiel, selon leur ancienneté, parmi les plus anciens présidents de la Cour de cassation, du tribunal administratif et de la Cour des comptes.

Selon Slim Laghmani, Docteur en droit public, la composition prévue de la Cour constitutionnelle ne permet aucune stabilité jurisprudentielle, obéissant à une logique bureaucratique machinale
et empêchant une variété dans les profils, au contraire de ce qui était prévu dans la constitution  de 2014. Celle-ci prévoyait que la Cour soit « composée de douze membres choisis parmi les personnes compétentes, ayant une expérience de vingt années au moins et dont les deux tiers sont spécialisés en droit ». À noter que la composition fragmentée du Parlement élu en 2019 n’a pas non plus permis de mettre en place une Cour constitutionnelle, en dépit du délai d’un an imposé par l’alinéa 5 de l’article 148 de la constitution de 2014. Malgré plusieurs sessions de vote à l’Assemblée des représentants du peuple, seul un membre sur quatre a réussi à obtenir la majorité des votes, à savoir Raoudha Ouersighni élue en mars 2018.